Eva Füzesséry, Le Tango de l'Archange, de Budapest au 5 rue de Lille, Erès, 2006,
par Martine Gallard, dans les Cahiers Jungiens.

Ce récit autobiographique se déroule entre Budapest, ville de naissance de l'auteur, la maison familiale dans la campagne hongroise et son exil à Paris où sa rencontre avec Lacan sera le point fixe à partir duquel elle put reconstruire sa personnalité. Entre les deux, la prise en mains du pays par les communistes dès l'année 1948 et les événements qui suivirent  provoquèrent une rupture avec le passé national et furent une véritable fracture dans son histoire familiale et personnelle. L'exil réel vers la France ne fut que la concrétisation d'un exil intérieur, une perte de repères intimes.

C'est de cette fracture et des conséquences pour son évolution affective et psychique qu'elle nous entretient, de sa quête éperdue de "l'objet perdu". Elle nous entraîne  dans son histoire, ses souvenirs, sans souci chronologique mais en suivant le fil de sa pensée, dans un mouvement de va et vient entre le passé et le présent. Nous la suivons avec plaisir dans ses évocations poétiques, qui s'arrêtent tantôt sur des faits précis, tantôt sur des réflexions subjectives ou des rêveries dont la mélancolie n'est pas absente. Nous entrons dans son monde, subtil, nourri de sensations qui lui viennent de la nature, des événements extérieurs et d'une pensée qui exprime la justesse d'une présence à elle-même et à son univers psychique. Elle confie : "L'enseignement qui nous touche, au fond, n'est pas nécessairement celui qu'on voudrait bien nous transmettre, le chaudron de connaissances amassées, chauffé à la braise ardente. Le véritable enseignement est plutôt la rencontre de notre intuition, notre perception inconsciente, avec ce qui nous prend et qui fait lien." Benoît Enderlin qui l'a accompagnée dans l'écriture de son texte donne au récit des accents particulièrement touchants.

Elle nous décrit de façon poignante comment l'enracinement dans une famille, un peuple, une terre , sa petite histoire en somme, est dépendante de la grande Histoire et de la conception de l'homme qui s'y transmet. Eva issue d'une famille ancienne, aristocratique, devient subitement une élève suspecte dans cette école publique qu'elle aimait ; toute une représentation du monde s'écroule. Comment s'y retrouver quand le regard de l'adulte, nourri de l'idéologie communiste, se modifie aussi radicalement sur vous et vous barre la vision de votre destin ?

C'est cette traversée du désert, et cette reconstruction intérieure qu'elle partage avec nous. J'ai entendu comment, dans  les quelques interventions qu'elle nous relate, son père et sa mère, chacun à leur façon, lui avaient légué un regard positif, un engagement dans la vie malgré leurs propres souffrances et leurs incapacités. Ils ont eu une parole symbolique sur laquelle elle a pu s'appuyer ; J'ai noté par exemple, que parlant à sa mère de son profond malaise intérieur et de son angoisse, celle-ci ,qui était elle-même en dépression, lui donna le conseil de noter ses rêves comme le conseillait Jung dans " psychologie de l'inconscient" qu'elle venait de lire! Cette parole lui ouvrit la voie de l'introspection et de l'écriture qui fut son port d'attache dans la tourmente.

Il me faut maintenant parler de sa rencontre avec Lacan et la psychanalyse qui constitue le fil rouge de ce livre. "Le tango de l'Archange" de Van Dongen de la couverture est une version moderne du mythe d'Eros et Psyché, mythe que Lacan évoque pour illustrer les mésaventures de l'âme. Représentation mythologique du désir et de la demande par laquelle un sujet tente d'obtenir et de retenir l'objet de son désir. Les quelques témoignages de ses séances avec Lacan m'ont beaucoup intéressée ; ils apportent un éclairage de l'intérieur sur la technique particulière que celui-ci utilisait et qui lui a souvent été reproché : les séances courtes, les scanssions, l'arrêt sur un mot, qui mettent à l'oeuvre la castration symbolique.
Entre l'aristocrate hongroise exilée et le maître parisien une relation analytique s'est instaurée qui a permis à celle-ci de quitter sa quête de la recherche nostalgique du temps perdu pour trouver le chemin d'un nouveau destin. Elle devint elle-même psychanalyste et ce livre est le témoignage de sa capacité à assumer son histoire et à transmettre son expérience.
J'ai compris comment ce "diaboliquement génial analyste" mettait en acte une coupure indispensable entre une représentation- souvenir qui retenait l'être dans le passé et l'imaginaire, puis laissait la personne vivre le temps du vécu catastrophique de la perte pour tendre  enfin la main au moment où l'ouverture au symbolique paraissait possible. Ces trois temps viennent faire un clin d'oeil au tango.

" Et si au-delà de ma dette symbolique, je m'adresse à toi, lecteur, pour partager une partie de mon histoire, c'est aussi dans l'espoir d'apporter peut-être un éclairage sur une manière différente d'ouvrir les yeux au monde." Nous dit-elle et je pense qu'elle a atteint son but.