« Ce qui donne son sens au livre d'Eva Fuzessery, c'est qu'il s'inscrit dans l'histoire.
Il est la répercussion sur le plan intime d'un événement qui a constitué un véritable tremblement de terre en Europe : la révolution hongroise dont on fêtera le 23 octobre prochain, le cinquantième anniversaire.


Un anniversaire que la Hongrie apprête à célébrer avec faste. L'Elysée devrait y être représenté, car mortellement blessé durant les combats, le Français, Jean-pierre Pedrazzini, reporter-photographe à Paris-Match - y sera à l'honneur. On inaugurera un buste de lui sur la place de la République, où il est tombé.

Parce qu'elle s'est déroulée au temps de la guerre froide (une époque que l'on a tendance à oublier aujourd'hui, mais au cours de laquelle s'est tout de même jouée la survie de notre continent), la révolution hongroise est un événement considérable à plusieurs titres :   c'est un événement considérable, d'abord, par son ampleur. Dans sa phase violente, la révolution hongroise a duré près de trois semaines et elle s'est poursuivie en résistance passive aux conséquences inhumaines pour la population, faisant des milliers de victimes 5000 morts, 20000 blessés), et provoquant un exode massif (220.000 personnes pour une population de 10 millions d'habitants).

  C'est aussi un événement considérable par son exemplarité : un peuple de 10 millions d'habitants a défié la puissance soviétique, il a osé défier l'Armée rouge vainqueurs de la Wehrmacht, et lui infliger du moins dans un premier temps une sévère défaite au prix d'un héroïsme inouï, qui a bouleversé les correspondants de presse du monde entier.

Un mot personnel : j'avais douze ans. Deux ans plus tôt, la chute de Dien Bien Phu et la Toussaint rouge m'avaient tiré de l'enfance. Et j'assistais, maintenant, à l'insurrection d'un peuple de dix millions d'habitants contre un autre de 200 millions, fort de la plus forte armée du monde. Insolence sublime ! D'emblée, bien sûr, comme dans la cour de récréation, j'ai pris parti pour le petit contre le grand. Des gosses de mon âge affrontaient des chars. Revolver au poing, ils tentaient de les neutraliser en grimpant sur leur carapace et en tirant sur l'équipage à travers les meurtrières, ou de les faire sauter en se ruant sur eux, un « cocktail Molotov » à la main. Il faut avoir essayé - ne serait-ce qu'à l'exercice comme je l'ai fait plus tard lors de mon service militaire - de neutraliser un char, pour deviner toute l'implication physique et morale d'une telle action.
Sans doute, quand on perd tout, le courage peut-il devenir une patrie.

Je dois, je le sais, à cette geste magyare contre le communisme, une partie de moi-même. De mes pensées et de mes déterminations. Elle m'a préservé à temps des séductions mortuaires d'une idéologie dont certains grands esprits, autour de moi, avaient fait une religion. Et rappelé, à tous les moments importants de ma vie, la grandeur et la nécessité de cette insolence, dont le génie français a su faire, autrefois, une vertu.

  C'est encore un événement considérable par son impact sur l'intelligentsia occidentale qui est alors revenue (dans sa grande majorité,) de sa fascination mortifère pour l'Union soviétique. La « grande lueur à l'Est » s'est éteinte brusquement, et le départ de ses plus brillants esprits a fortement contribué au déclin du parti communiste français.

C'est aussi et enfin un événement considérable sur le plan symbolique parce qu'il s'agissait d'une « autre révolution d'Octobre ». Mais une révolution d'Octobre fondée sur le retour du fait national, et qui ruinait donc l'aura de la " mère des révolutions " porteuse du rêve sanglant de l'internationalisme prolétarien.

" Staline savait bien écraser nos ennemis, en ce sens je suis aussi un stalinien " disait encore Khrouchtchev. En effet, l'Histoire retiendra que l'auteur du discours du XXe Congrès n'a pas hésité à employer tous les moyens pour écraser ce soulèvement populaire initié par les écrivains, les poètes, et les intellectuels. Il a mobilisé une armada de 2.600 chars les plus modernes de l'époque et fabriqué, ruse par ruse, avec l'aide d'Andropov, un monument de duperie, visant à désarmer préventivement un petit peuple qui n'avait pour seule arme que son courage. Enfin, il a donné mission à Serov, le grand martre du KGB et du goulag, de monter le piège final (la fausse négociation de Tököl) et de mener une répression impitoyable. A cette insurrection, il n'aura donc manqué ni la trahison la plus vile (qui a laissé une tache sur l'honneur de la légendaire Armée rouge), ni l'obscure manoeuvre des Etats-unis d'Amérique qui, derrière le paravent de l'indignation, ont délibérément instrumentalisé cette tragédie, via I'ONU, pour en faire le test de leur volonté de coexistence pacifique.

  Mais la roue, la fameuse roue de l'histoire, tournait cependant. Et cette " Révolution antitotalitaire " (Raymond Aron) sonnait en réalité, le glas de l'empire soviétique même si nous ne le savions pas encore. Et ce n'est pas un hasard si, en 1989, l'onde de choc qui a fait tomber le mur de Berlin est partie, précisément, de Hongrie.
Il y a des défaites plus prometteuses que des victoires.