Dans cette atmosphère de persécution généralisée, un renversement de situation était possible à tout moment, de la manière la plus imprévisible au bon vouloir de la dictature en place. Même les communistes se voyaient accusés d’agent bourgeois du capitalisme ou de traîtres à la cause du peuple. Un décret en application dans tel bureau devenait caduc dans tel autre si quelque bureaucrate en tirait un profit personnel. Tout fondement, tout ce qui aurait pu servir de repère à notre esprit était forclos, inexistant.

Quelque temps après la révolution de 1956, les conditions de vie semblaient se normaliser. Mais les rétorsions continuèrent provoquant l'horreur dans le pays. Les gens peu à peu s'étaient habitués au pire, et aux espoirs de liberté succédaient les tristes réalités avec leurs cortèges de résignation, d'impuissance et plus rarement, de révoltes.

Lorsque des années plus tard, l'humour des budapestois reprenait parfois le dessus, on se plaisait à dire que ce régime avait fait de la Hongrie " le baraquement le plus gai du camp socialiste ".
Que restait-il pour nous, dans notre prime jeunesse ? Au moment où l'éveil du printemps aurait pu nous porter vers l'avenir, des sentiments d'impuissance, d'enfermement ou de mélancolie, voire de dépression venaient se greffer aux privations qui nous accablaient.

L'exaltation des idées ressemblait à ces envols d'oiseaux vers des horizons lointains et qui venaient s'écraser dans l'épuisement ultime contre des falaises infranchissables et sans nids. L'environnement politique avait tout déterminé : de l'avenir de nos projets, de nos amours, de nos vocations, de notre vie toute entière. Tels des aliénés rivés à leur cage, nous étions destinés à ne jamais pouvoir franchir cette paroi, haute, froide et hostile, qui faisait comme barrage à notre envie même de vivre.
Ainsi détournés de force d'une réalité qui nous paraissait oppressante et sans intérêt, seul comptait le goût de « l’ailleurs », la tentation parfois d’une évasion, au risque de la vie. Certains n'en sont jamais revenus… Leurs traces se sont effacées, perdues dans les temps, l’histoire tournait les pages.
Le machiavélisme communiste avait soigneusement édifié cet abîme vertigineux à nos pieds. Le régime de l'idéologie marxiste-léniniste parachevait son mot d'ordre : « du passé faisons table rase ! ». Les livres d'histoire avaient été réécrits, ne retenant que les figures qui soutenaient l'idéologie et les événements qui portaient en eux le germe révolutionnaire.

Chaque régime recrée l'histoire à son image. Mais quel que soit le dessein totalitaire, qu'il vise classes, religion, ou races, il engendre toujours par les atteintes physiques et morales qu'il véhicule, un cortège de souffrances et de refoulements capables de perdurer. S'ajoutant aux traits de détermination névrotiques, le traumatisme peut se maintenir à travers les générations, au risque de devenir une réelle « raison d'être » sous-jacente par laquelle un destin familial, voire collectif est susceptible de prendre le pas sur le destin individuel. La « petite histoire » rejoint inévitablement la « Grande ».