Les chemins sur les collines du Mont Saint-Georges plongeaient dans les vignes et s’ouvraient sur de vastes vues panoramiques en contrebas. Les visites des caves viticoles réputées faisaient partie de ces sorties à pratiquer « avec retenue ».
Au détour d’une promenade parmi les pieds de vignes aux feuilles jaunes dont l’ambre se déversait sur nous dans les transparences du soleil, la travée déboucha sur une masure, une cave enterrée dans les fondations d'un pressoir. Seul le bruissement des feuilles et quelques oiseaux venaient troubler la sérénité du paysage intime...

C'est alors qu'une rencontre inattendue me paralysa : un pas de plus et j'allais marcher sur quelqu'un ! Devant une grande porte massive en bois de chêne, recroquevillée à même le sol, dormait du sommeil du juste, une « petite vieille » au corps replié. Reprenant ses esprits, réveillée par le bruit de nos pas, elle nous accueillit comme dans les contes : bonjour mes enfants !
L’ami qui m’accompagnait l’aida à se relever, la soulevant avec ménagement. Le poids des années et le labeur quotidien l’avaient érodée, ployée comme si la terre-mère imperceptiblement se rappelait à elle. Sa petite voix était presque tranchante, un peu nasillarde :
« Venez, puisque vous êtes là, je vais vous faire visiter ma cave. Entrez donc, goûtez mon vin ! »
Dans l'agréable fraîcheur de l’antre, dans une dizaine d'énormes fûts de chêne mûrissait le fameux vin du Mont Saint-Georges. De sa courge voleuse - un ustensile effectivement réalisé à partir du légume du même nom - qu’elle plongea par l'ouverture du tonneau en s'y appuyant, elle retira le précieux breuvage dont elle amorça la montée par une courte aspiration. Dans chaque verre, elle versa une rasade de son nectar ambré avec une précaution qui révéla la valeur qu’elle attachait à la seule richesse qu’elle pouvait partager avec nous.

A l’émotion de sa voix, nous sentions bien qu’elle en avait besoin, de ce petit réconfort pour la suite de son histoire. Nos verres à la main, nous l'écoutions attentivement :
« Cette vigne que vous voyez là devant vous, mes enfants, elle était à nous. La coopérative nous l’a prise en échange d'une parcelle, là-bas, sur la montagne. »
Un mouvement du bras accompagnait ses propos, désignant la direction lointaine des sommets. Des larmes coulaient sur son visage, elle continua :
« Vous savez, ce n’est pas facile, à mon âge, je bouge difficilement et je dois encore grimper tout là haut pour travailler ma vigne ! »

La petite mère pleurait, et elle reprit sa confession qui nous touchait au fond du cœur :
« Pourquoi ne pouvait-on pas nous laisser ce vignoble là, tout près de la maison et de la cave ? Pourquoi, mon Dieu, faut-il que je me traîne là haut, alors que je ne peux même plus me tenir droite ? Je n’ai plus de courage... »

Le personnage attachant de cette pauvre paysanne décrivait son calvaire sur le Golgotha du communisme.
Non seulement ce qu'elle nous racontait correspondait au véritable drame qui avait bouleversé sa vie, mais son récit était surtout exemplaire au titre de ce que le régime dictatorial avait parachevé : l'extinction de tout espoir de souveraineté pour les paysans auxquels on avait tout promis au moment de la prise de pouvoir. Nous tentions de la consoler, l’entourant de nos bras pour la réconforter, louant les vertus du breuvage merveilleux qu’elle tirait de sa vigne malgré les conditions difficiles.

Et au fond de moi, je songeais qu'au-delà de son malheur, elle avait pourtant bien, d'une certaine manière, sa source de bonheur inestimable à laquelle elle n'avait pas accès : de vraies racines auxquelles personne ne pouvait l'arracher, la vue imprenable de ces montagnes paisibles reflétées au loin à la surface argentée du Balaton…
Tout en dégustant son vin, fruit de tant de labeur et de peine, nous sentions bien que la petite grand-mère restait inconsolable, et qu'inconsolable elle mourrait. Et dans son dernier combat, pourrait-elle s'apercevoir que l'ennemi de toujours ne rendait compte qu'à l'Éternel lui-même, à qui elle distillait ses dernières offrandes ?

Dans ce moment d’intense compassion, nous sentions bien qu’il était vain d’invoquer une forme de déracinement encore plus radical, que nous la comprenions mieux qu’elle ne l'imaginait, ou que sais-je…et que nous nous sentions proche d’elle ? Elle avait bien ce petit lopin de terre pour lequel je l'enviais un peu au fond de moi, cet abri qui l’enracinait malgré elle dans sa terre natale et qui faisait partie de sa réalité...Nous autres, peu de choses nous retenaient en fait ; ni vigne, pas même en haut d'une montagne, ni parcelle à cultiver, ni maison ou cave. Si je lui avais parlé de la coupure de nos liens familiaux, ou de l'effacement de tout ce qui pouvait signifier le rattachement à nos origines, qu’aurait-elle pu entendre, elle dont la sueur, jour après jour, tarissait au fond des sillons ?
Le dos voûté dans son habit noir, le visage buriné par le soleil, elle était loin de réaliser que, malgré elle, à ce moment-là sur le Mont Saint Georges, elle fut pour moi au cœur d'une révélation essentielle...