Un titre : le Tango de l'Archange
un sous titre : de Budapest au 5 rue de Lille par Bernard Roland *

Eva Fuzessery m’a demandé de venir présenter son livre le Tango de l’Archange, ce que je vais essayer de faire, c'est-à-dire non d’en faire un résumé mais d’en dire quelques mots qui donnent envie de le lire. Benoit Enderlin a réuni les meilleures conditions pour l’arrivée de ce livre, dont le style n’entrait pas d’emblée dans un genre défini, livre autobiographique, livre historique, livre de psychanalyse… Les Editions Eres le publièrent comme récit, démarqué de leurs collections largement consacrées à la psychanalyse.

C’est autour de ces trois points que je présenterai le livre.
Le Tango de l’Archange est d'abord un tableau de Kees Van Dongen repris sur la couverture, peinture exposée parmi d’autres oeuvres du peintre au Musée des Beaux Arts de Nice. Référence au mythe d’Eros et Psyché, nous disent les auteurs, où Psyché transgresse l’interdit de voir l’objet de son amour qui alors lui échappe. ( voir le film de Luis Bunuel..L’obscur objet du désir )
L’objet perdu qui questionne Eva jeune étudiante en psycho à la Sorbone sous la forme de la critique de Lacan par « une figure austère » de la psychologie :
« Lacan disait-elle (l'austère professeure), affirme que l’objet tant convoité, sans cesse recherché, censé combler notre désir, serait à jamais perdu. C'est fondamentalement faux, car l’analyse vise à le trouver, justement, cet objet. ». « Elle qui donnait l’impression de tout savoir sur la psychanalyse, elle en faisait sa soupe populaire : une promesse de bonheur et de bien être, un fonds de commerce comme projection de son seul possible : « Par ici la bonne soupe ! » Cette question concernant l’objet, l’objet du désir est au centre des débats actuels sur psychanalyse et psychothérapies. L’objet du désir est inatteignable, on ne s’en rapproche que par proximité, par métonymie à travers des objets (à prendre au sens de la psychanalyse, objets d’amour totaux ou partiels), qui viennent à sa place  posés dessus, de façon métaphorique (ce qui est la définition de la métaphore). Position très éloignée de toutes les promesses psychothérapeutiques, la guérison vient de surcroît (Lacan).

C’est en 1944 pendant le bombardement de la maison familiale de la Colline des Roses  que commence le livre. Budapest défendue par 120 000 hommes essentiellement des allemands  était encerclée par 500 000 soldats soviétiques, les combats furent acharnés, Pest fut libéré le 18 janvier 1945 et le quartier du château le 13 février, complètement détruit.
Auparavant les Allemands avaient réussi à déporter 500 000 juifs hongrois à Auschwitz.

Quelques mots,  grandes lignes autour de l'histoire de la Hongrie.
Cette destruction avait un goût de répétition, en 1242 Buda fut détruite par les Tatars, et puis,  après la bataille de Mohàcs en 1526, le Waterloo des Hongrois qui marquait le début de 145 ans d’occupation Turque, et puis, en 1686 le siège qui mit fin à l’occupation Turque avait eu le même résultat. La situation de ces trois villes, Buda, Obuda et Pest qui formeront Budapest en 1873, lieu de passage et d’échanges, sera à l’origine de ses déboires et de son rayonnement.

Jules Romains disait de Budapest, qu' « elle compose avec le Danube un des plus beaux paysages urbains de fleuve qu’il y ait, le plus beau probablement en Europe avec la Tamise à Londres et la Seine à Paris. »
Appartenant jusqu’en 1918 à l’immense territoire de la monarchie Austro-hongroise, la Hongrie après la guerre de 1914-1918 au traité de Trianon en 1920 fut amputée des deux tiers de son territoire au profit des états voisins.
La brève  République des Conseils, d’inspiration soviétique (mars à Août 1919) déboucha à droite sur l’ère Horthy, du nom de l’amiral qui avait pris le pouvoir, elle durera 25 ans, après une répression sanglante.
En 1939 dans l’espoir de récupérer les territoires perdus à Trianon la Hongrie rejoint l’axe Rome Berlin et entre dans une période violente où les nyilas, « les croix fléchées » groupes nazis hongrois, feront régner la terreur et participeront aux côté des allemands à l'exécution des juifs hongrois.
Après le siège de Budapest où commence ce livre les soviétiques installeront un régime communiste jusqu’en 1989, avec Ràkosi d’abord puis Kàdàr, entre les deux la révolution de 1956 qui amena une libéralisation suivie d’une remise en ordre par Kadar qui fit exécuter Imre Nagy et plusieurs de ses compagnons.


Le livre d’Eva Fuzessery est donc tissé de cette histoire de la Hongrie, de son histoire familiale et singulière et d’une autre histoire à laquelle renvoie le 5 rue de Lille, l’histoire du mouvement psychanalytique.
Comme le souligne un autre écrivain Hongrois originaire d’une famille illustre, Péter Esterhàzy, «c’est une caractéristique de la littérature de l’Europe de l’Est. La grande histoire est très proche de la vie des gens… », « …Il y a deux mots pour désigner « histoire » történet, au sens de « récit », et történelem, pour « Histoire. »

C’est avec ces trois fils, le désir, l’histoire et la psychanalyse que ce livre va se tisser, n’étant ni un livre d’histoire, ni de psychanalyse mais plutôt un récit de vie, d’une vie éclatée, morcelée par les événements historiques et que la rencontre avec la psychanalyse, avec le psychanalyste Jacques Lacan va permettre de reconstruire.

Eva est venu rencontrer Lacan 5 rue de Lille, en lui demandant un contrôle, ce qu’on appelle ailleurs une supervision, c'est-à-dire parler de ses cas à un autre analyste. C’est un débat toujours actuel chez les psychanalystes, auquel Vilma Kovacs, une élève de Férenczi a apporté une contribution essentielle.

Et puis c’est d’elle dont il a été question avec Lacan, sa demande de contrôle se révélant être la demande d’autre chose, une demande d’analyse.
C’est ce que permet le transfert, qu’Eva nomme de cette façon : « Submergée par un profond sentiment de gratitude envers cet homme, cette rencontre faisait comme ouvrir à nouveau la porte de la vie devant moi ».
A partir de cette rencontre avec Lacan et la psychanalyse va commencer pour Eva Fuzessery le travail d’écriture, de réécriture de son histoire dans son analyse puis dans ce récit.
La venue de Lacan à Budapest en 1975 « jeta un pont sur l’abîme qui me séparait à jamais de mon enfance ».
Lacan était venu rencontrer Imre Hermann, un psychanalyste de l’école de Budapest dans la lignée de Ferenczi, qui travaillait sur le mathématicien Jànos Bolyai et les espaces non euclidiens, livre qui fut traduit par Eva Fuzessery sous le titre de Parallélisme. Hermann habitait sur cette colline des Roses où était la maison familiale.
Ces collines de Buda furent aussi le lieu de l’institut de psychanalyse créé par Ferenczi en 1930.
Ferenczi, dont il serait difficile de ne pas parler, car il fut celui que Freud appelait « mon grand Vizir », un esprit brillant et inventif qui travailla les questions du transfert, de la technique psychanalytique et du traumatisme.
Les échanges de Freud et Ferenczi entre Vienne et Budapest, deux villes rayonnantes, deux villes jumelles arrachées l’une à l’autre.
C’est sur la question du traumatisme, du trauma, que j’aimerais m’arrêter un moment.
La découverte de Freud sur l’origine des névroses fut de relier les symptômes actuels à des événements traumatiques, le plus souvent remontant à l’enfance, et des traumatismes de nature sexuelle. C’est ce qu’il décrivit dans un de ses premiers livres, Les Etudes sur l’hystérie.
En 1897 il renonça à cette théorie de la séduction, de l'événement réel pour avancer sa théorie du fantasme, l’origine du trauma peut-être imaginaire et non réelle, mais il demeura toute sa vie insatisfait par sa théorie du trauma. Les traumatismes de guerre au cours de la première guerre mondiale avaient entraîné un intérêt pour la compréhension psychanalytique. Dans les années 1924 Otto Rank parle du traumatisme de la naissance.
Ferenczi soutenait que le trauma réel était plus fréquent que Freud le soutenait. Le trauma dont parle Ferenczi n’est pas celui pour lequel on nous dit qu’on a envoyé sur les lieux d’une catastrophe une cellule psychologique, comme on envoie les pompiers pour un incendie. Il s’agit d’un trauma, vécu dans la petite enfance, parfois avant le langage et souvent sans la possibilité d’intégrer l'événement dans un système de pensée, amenant ainsi un morcellement de la personnalité.
Cette approche du trauma fut continuée par Mikael Balint, puis Nicolas Abraham et Maria Torok, tous les trois d’origine Hongroise.

Parmi les événements qui peuvent être traumatiques on peut repérer ceux qui sont de l’ordre de la rupture : les étapes de la vie - la naissance, la sexualité, l’adolescence etc…, la mort des êtres chers, leur absence, les ruptures amoureuses, les ruptures de vie comme l’exil etc…

C’est d’un tel trauma dont nous parle Eva Fuzessery, celui qui déstabilise un sujet dans sa confiance de base, dans son portage par le monde, le holding disait Winnicott.
La maison en est une des références avec les parents et la famille.
La maison est détruite, les parents séparés, la mort est présente au regard, il faut vivre dans les ruines.
Cette réalité du trauma est présente dans le rêve qu’Eva fera beaucoup plus tard et dont la réalité lui sera confirmée par sa cousine plus âgée, elle avait oublié cette fuite dans la neige parmi les cadavres.

L’analyse avec Lacan et l’écriture fut un « ré-enracinement », une réappropriation de son histoire mais au-delà l’écriture d’une nouvelle histoire, « l’élaboration de nouveaux repères ».
Après la citation terrible extraite de la lettre de sa mère :
« …Lorsque les tirs ont cessé, je suis remontée de la cave et j’ai vu d’un coup d’œil tout le mobilier déchiqueté, réduit en copeaux, les livres étaient troués de balles et recouverts de poussière de plâtre…Et j’ai contemplé les ruines  qui étaient les ruines de ma vie même. J’ai senti que plus jamais, je ne pourrais acheter ni meubles ni livres. »
Eva questionne « comment ai-je pu avancer ? d’où puisai-je la force intérieure pour ne pas renoncer ?... » ?

L’écriture et la lecture de ce livre tracent le fil d’une réponse, un fil d’écriture transmis par sa mère, la petite bougie, la petite lumière qui reste quand tout a été perdu, la feuille qui vole et éclaire de son mouvement, feuille détachée de l’arbre mais aussi feuille blanche de l’écriture à venir.

Il y a aussi ce lieu préservé au bord du lac Balaton, lieu propice à l’écriture, l’écriture la  voix royale vers l’inconscient, dit elle en paraphrasant Freud qui le disait du rêve. Ecriture du livre sur un mode proche de l’association libre, détaché de la chronologie temporelle, l’inconscient ne connaît pas le temps disait Freud. Les rêves qui pour la plupart dans ce livre sont des rêves rendant possible l’intégration du vécu traumatique et refoulé.

L’évocation de cette cure avec Lacan donne une idée du style de ce psychanalyste, lui qui a insisté sur cette dimension du style remettant en question le style prêt-à-porter de certains analystes.
Eva nous donne quelques exemples de séances ultra courtes, mais ponctuées, qui ont attirées tant de critiques à Lacan. Elle y parle du paiement des séances et de l’intérêt de Lacan pour l’écriture, rappelons que sa thèse de médecine portait sur le cas d’une patiente douée d’un talent d’écrivain.
Cet intérêt de Lacan pour le langage se situait dans le fil freudien, déjà présent dans la Traumdeutug et dans l’intérêt de Freud pour le mot d’esprit, Witz en allemand, vicc en hongrois,  bien avant que la linguistique fasse son apparition avec Saussure.
L’objet perdu est bien perdu mais il en reste la place, une place vide, mais un espace où d’autres objets pourront se loger. Il en est ainsi pour chaque humain, quelque chose est perdu, l’idée d’un amour sans limites, d’une fusion avec le monde, avant toute idée de séparation, de rupture. C’est cet espace vide qui comme dans le jeu de pousse-pousse permettra au sujet humain d’avancer les pions de sa vie.
C’est de ce côté que j’entends le vide médian dont parle Lacan à François Cheng : « D’après ce que je sais de vous, vous avez connu à cause de votre exil, plusieurs ruptures dans votre vie : rupture d’avec votre passé, rupture d’avec votre culture. Vous saurez, n’est-ce pas, transformer ces ruptures en vide médian agissant et relier votre présent à votre passé, l’Occident à l’Orient. Vous serez enfin -vous l’êtes déjà je le sais -dans votre temps. »
Ce vide médian agissant Eva nous en donne un exemple avec cet espace entre les doubles fenêtres, entre l’intérieur et l’extérieur, où enfants ils mettaient leur lettre au petit Jésus par le courrier des anges qui venaient l’y prendre.

Un mot encore sur ce livre qui n’est pas un livre politique, mais qui s’énonce clairement anti-communiste, pas un anti-communisme primaire, mais plutôt secondaire, de celui qui fait dire à certain que nous sommes dans une post-modernité caractérisée entre autre par la chute des grands récits, après l’effondrement du mythe de la société sans classe et du bonheur pour tous tel qu’il s’est produit dans les pays de l’Europe de l’Est, « cette effroyable défaite de la raison » dont parle Stefan Zweig et les théoriciens de l’école de Frankfurt, et qui s’applique aussi bien au fascisme qu’au communisme.
Plutôt donc que de parler d’anticommunisme il faudrait parler d’anti-totalitarisme, au sens où Hanna Arendt a parlé des systèmes totalitaires. Dans de tels systèmes le sujet au sens où l’entend la psychanalyse n’a pas officiellement droit de cité, comme ce fut le cas en Hongrie et sous les dictatures de l’Amérique latine.
Une phrase concernant l’adolescence m’a semblé faire résonner des questions actuelles : « …J’ai enfin pu mesurer qu’en pleine période d’éveil à la vie, on ne sait pas vraiment faire la différence entre la crise de la jeunesse et cette impossibilité de se projeter dans un avenir auquel le régime nous condamnait. »
Pour finir quelques mots en forme de Vicc :  
Il se disait que le régime avait fait de la Hongrie «le baraquement le plus gai du camp socialiste ». (sous entendu du camp de concentration socialiste)
Le vicc se veut volontairement occuper ce vide médian agissant par l’énonciation du sujet qui ne se dérobe pas mais subvertit le traumatisme par le rire, ce que peuvent faire à notre insu le lapsus ou le rêve.

Remerciements

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Bernard ROLAND
est psychanalyste. Il a travaillé plusieurs années dans une consultation hospitalière pour enfants et adolescents.
Son intérêt pour l’école de Budapest et Ferenczi** l'a conduit à participer en tant que membre organisateur du colloque Psychanalyse et identité après la Shoah (Cahiers pour une école N° 8 et 9), prévu initialement à Budapest.

Membre de la lettre lacanienne, une école de la psychanalyse , il fait partie du comité de rédaction de la revue de l’école, Les cahiers pour une école.


Mr Roland est également au conseil d’administration de La Clepsydre, consultation thérapeutique d’orientation psychanalytique pour personnes en situation de précarité sociale, 33 rue Bouret, Paris 19°.

* Villecresnes et Paris 14°
**  Les Instituts de formation des psychanalystes : Berlin, Vienne, Budapest, revue Essaim N° 13, Editions Eres





 
Texte de Présentation aux Serres des Orchidées
Bernard Roland - Boissy, le 14/10/2006
 
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